L'ESPOIR EST VOLONTE

« Ils ont raté ma naissance, mais j’ai réussi ma vie. »

Dans mon existence, rien n’est ce qui semble être.   
J’espère aider, à travers une soixantaine d’années de démarche picturale singulière, une
jeunesse victime d’une médiocratie nocive pour la création. La liberté est un combat de
chaque instant.
À ceux qui m’aiment.
Et bienvenue aux autres.

 Préambule

 

Les tropiques font chanter l’imagination. Celui du Nord, le tropique du cancer, procure l’illusion d’une solitude comblée de fantasmes. De l’aube au crépuscule, les alizés lient le parfum des fleurs aux soupirs océaniques. La nuit venue, les couleurs emplissent l’esprit du désir d’être beau.
Les îles du tropique du Sud sont le domaine de l’homme initial. Dans le Sud, tropique du capricorne, personne ne dérange impudemment la volupté des caprices ; les jouisseurs deviennent les esclaves du vide. Gardien d’obscures cultures, le silence est le triomphe de la médiocratie. Le tropique du Sud c’est un reflet d’une larme de la beauté ; l’homme y vit ceinturé par l’étrange fréquence musicale d’un Dieu inconnu.
Le tropique du Sud, c’est le charme du diable sur la terre de Dieu, et Tahiti en est le centre. Ses cheminées volcaniques surgissent de l’océan pour mieux affirmer sa puissance mystique. L’inexplicable, l’infini sont le pourquoi de l’amour. Dans cette île du Pacifique Sud, l’écoulement du temps est trouble. Ses habitants intriguent par leur nonchalance ambiguë. La tolérance se confond avec l’indifférence. À l’image des Dieux, les femmes sont des intrigantes dotées du pouvoir de déesses. Tahiti est le paradis des illusions ; Tahiti est une immense éponge anesthésiante et dévoreuse au milieu d’un désert parfumé de l’odeur de fleurs charmeuses.

Regard sur mon art, MATHIUS.

Une offrande en héritage

La création artistique est innée et se transmet par l’héritage d’un don. Mon grand-père, ma grande mère et sa sœur sont nés avec un talent musical. Ma mère est venue au monde avec l’oreille absolue. Parmi mes frères et sœurs, je suis le seul héritier connu avec un talent artistique. Pour décrire la transmission d’une prédisposition en matière d’art, je dois remonter une quarantaine d’années avant ma naissance.
En janvier 1910, Paris est victime des pires inondations de son histoire. Dans le quartier de Montparnasse devenu un îlot, Léonie Poitevin, ma future grande mère porte ses treize ans avec élégance. Son violon sous le bras, elle se pose une question d’adolescente : quel trottoir de la rue de Vanves va-t-elle choisir pour se rendre à deux pas de son domicile chez son professeur de musique. Les parents de cette jeune fille insouciante sont arrivés d’un village du Berry nommé Nuret-le-Ferron. Son père est employé aux services municipaux du 14e arrondissement, et lorsque cet homme apprend les visites d’ateliers d’artistes par ses enfants, il est incapable de leur enseigner les dangers de la vie. Parfois, Léonie, pour aider sa sœur à répéter ses leçons de chant, l’accompagne au conservatoire national.
La jeune violoniste aime beaucoup la peinture, les tableaux de nus la laissent sans effroi. Ce sont certains personnages exprimant la vanité qu’elle déteste, les paysages qui chantent la beauté des âmes et de la nature l’émeuvent. Parfois, avant sa leçon de musique journalière, elle marche plusieurs kilomètres pour flâner quelques instants dans un bâtiment nommé « La Ruche ». Ce vieil immeuble parisien abrite des étrangers et des misères cosmopolites dans une soixantaine d’ateliers d’artistes. Au détour d’une porte ouverte, la jeune musicienne admire en silence les œuvres. Le regard bienveillant de cette adolescente au violon sur les tableaux est plus important aux yeux de nombreux artistes de la Ruche que le regard du marchand de tableaux Zborowski sur leurs travaux. Zborowski est un poète rabatteur d’œuvres picturales modernes pour le compte de Jonas Netter, un riche industriel alsacien.
Monsieur Trichet, professeur de violon de Léonie, est aussi le propriétaire du magasin d’instruments et de partitions de musique rue de Vanves ; ce lieu est par ailleurs un endroit où les gens viennent parler d’art. Ce chef d’orchestre amateur montre des attentions particulières devant le talent et la beauté physique de son élève.
La jeune Léonie Poitevin lit beaucoup et se refuse à dessiner, pourtant elle exécute à ciseaux levés les patrons de ses robes. En plus de ses cours de violon, elle apprend le piano. Son talent musical est irrigué de la chance d’être née dans un quartier qui rassemble de nombreux esprits créatifs et parfois lumineux. Elle travaille intensément son violon pour préparer l’audition de l’Association artistique des Concerts Colonne. En pleine Première Guerre mondiale, la jeune violoniste est admise, sous la direction de Gabriel Pierné, dans cet orchestre de réputation internationale. La musicienne de seize ans épouse son professeur de musique plus âgé qu’elle d’un quart de siècle. Sa nature discrète attire les confidences des clients assidus du magasin de son mari. L’un d’eux, Jonas Netter, riche collectionneur alsacien lui confie qu’il est devenu l’ami de l’artiste peintre Utrillo, et comment il a acquis une quarantaine de toiles de Modigliani.

Pour essayer d’oublier l’angoisse de la Grande Guerre, le ménage Trichet s’attable quelques soirs par semaine, au café du Dôme du boulevard Montparnasse. Dans cet établissement à la mode, le Tout-Paris intellectuel aime à rencontrer des artistes reconnus, des impresarios, des marchands d’art, des collectionneurs et toute une faune d’étrangers. Léonie préfère la Rotonde, le café d’en face qui accueille les artistes maudits, parias et souvent dépouillés de leurs œuvres pour quelques sous. Après avoir acheté ses cigarettes au marché noir auprès du patron de l’établissement, elle assiste aux va-et-vient de Picasso cherchant des querelles amicales à Modigliani. Elle assiste en terrasse à la mendicité d’Utrillo pour quelques verres d’alcool de plus, ou aux ronflements de Soutine ivre mort, et aux chants des poètes marginaux.

             Rapidement, les fréquentations amicales de Léonie deviennent insupportables pour son mari, il exprime sa jalousie avec violence. Ce professeur de musique âgé souffre de l’envahissement de ces artistes étrangers pendant que ses amis français meurent au combat contre les Allemands. Dans son magasin de musique, l’époux aigri revendique haut et fort d’y recevoir des artistes et des esthètes qui échangent d’autres certitudes que celles de ces immigrés miséreux. En réalité, par un phénomène d’acculturation artistique, les années de la Grande Guerre ont totalement bouleversé la culture parisienne, certains Français refusant avec véhémence cette assimilation culturelle non choisie. En 1920, la guerre est finie depuis deux ans et Paris s’étourdit dans les Années folles. Léonie Trichet accouche, en novembre de la même année, d’une petite Josette (ma future mère). Pour contribuer aux dépenses familiales, elle abandonne ses prestations auprès de l’Orchestre Colonne et donne des cours de piano et de violon.

             En automne de 1923, la petite Josette Trichet vient d’avoir trois ans et réussit à se hisser sur un tabouret pour jouer du piano, sans jamais l’avoir appris. Bientôt, monsieur Trichet, son père, expliquera fièrement aux journalistes comment il a découvert le don de son enfant qui possède l’oreille absolue.

            À cette époque, la poétesse américaine Gertrude Stein et son frère Léo surveillent avidement le bouillon de culture de Montparnasse. Ils ont rendu célèbres Picasso, Braque et Matisse en Russie et aux États-Unis. La poésie de la peinture de Modigliani est pour la plupart rassemblée — et endormie — chez le collectionneur français Jonas Netter. Ce sont les années de domination des surréalistes sur le reste des arts. Un jeune artiste peintre montparnassien, Émile Guillaume, surgit dans le cercle des débats artistiques du quartier. Il habite rue Vercingétorix, à quelques pas du magasin de musique des Trichet. Il est diplômé des Beaux-Arts de Paris, et voue une admiration sans retenue à son maître Henri Cormon. Il professe des idées rebelles et prétend échapper à la mainmise des marchands d’art sur la majorité des collectionneurs. Pour lui, depuis l’après Première Guerre mondiale, le succès d’un artiste français dépend uniquement des dollars et du bon vouloir du goût américain. À la terrasse du café du Dôme, parfois il provoque la foule en criant : vive la Bretagne ! Vive les ciels des bords de mer ! Vive le bleu ! Vive la fuite loin de Paris. Émile est surtout un charmeur échappé avec succès de ses études au grand séminaire, et qui bouffe du curé ; sa mère le destinait à devenir cardinal. Cet artiste peintre de souche bretonne garde des idées bien arrêtées contre sa génitrice, il est en colère et le fait savoir par ses bruyants discours sur les arts. Certaines langues murmurent qu’il est l’amant de la jeune épouse du marchand de musique de la rue de Vanves.

              Josette Trichet vient d’avoir six ans et conduit l’orchestre du Damier, composé de 105 musiciens, dans l’ouverture du Comte d’Egmont de Beethoven, à la Sorbonne. Son père l’exhibe sans retenue. Léonie, la mère de la petite virtuose déconcertée par la foule en train d’applaudir à tout rompre le don musical de sa fille, se moque bien d’avoir transmis une oreille absolue à son enfant, elle refuse qu’elle devienne une attraction de cirque. Ce qu’elle enseigne à Josette, c’est la musique pour maîtriser les dissonances lorsque l’on est habité par l’harmonie.

            Les journalistes et les personnalités défilent chez les Trichet. La renommée du don musical de Josette dépasse les frontières. En Suisse, dans « l’Impartial » de la Chaux-de-Fonds, on apprend tout de la vie de l’enfant prodige. Sous la plume signée « Jaboune », on prend connaissance, le 12 avril 1927, que l’enfant de sept ans répugne à quitter sa poupée pour moins de cent musiciens – l’article du journal est de cent trente lignes. Léonie recherche une issue pour arracher sa fille des mains cupides et mercantiles de son mari mégalo. Le professeur Trichet porte des rêves grandioses pour son enfant, son magasin de musique est devenu le rendez-vous d’imprésarios de toutes sortes. Léonie garde en mémoire, au début de son mariage, les menaces de son mari pour la placer en maison de correction si elle refusait de lui obéir ; devenue mère de famille elle refuse la tutelle du tyran. Depuis peu, elle a un amant et veut quitter le foyer conjugal pour sauver sa fille des griffes de son mari.

            Le 9 octobre 1927, un long article, signé Jean Stylo, paraît sous la rubrique « Entre nous » dans le Dimanche Illustré.

« La petite Josette Trichet, âgée de sept ans, vient de diriger avec aisance et autorité la Marche du Prophète de Meyerbeer et l’Ouverture du Comte d’Egmont de Beethoven… ».
            L’article élogieux devient subitement critique.
            « Rossini avait quelque peu raison : il est des précocités gênantes, agaçantes et même effrayantes… Pour ma part, quand j’entends un de ces jeunes phénomènes, je ne goûte aucun plaisir ; au contraire, je ressens une sorte de souffrance mêlée de pitié. Je pense à l’existence du malheureux marmot qui, en fait de jeu, ne joue guère que du violon et du piano et je me dis que pour un Mozart ou un Saint-Saëns qui ont tenu après avoir promis, la plupart de ces petits surchauffés finissent, et souvent de bonne heure, dans la médiocrité… ».
            À la lecture de cet article, Léonie décide d’arracher « Sa » Josette à l’emprise de son mari. Elle refuse l’exhibition de son enfant comme une poupée à musique mécanique dans les salles de concerts. En 1928, elle s’enfuit avec sa fille du domicile conjugal de Paris pour rejoindre à La Baule, en Bretagne, le jeune artiste peintre Émile Guillaume, le Montparnassien. Léonie attendra jusqu’à la disparition de son mari Trichet, au début des années cinquante, pour se remarier avec Émile.