LA FORGE DU CREATIF

« A la maison des douleurs, je dessine au crayon… »

Pour le confort du lecteur, je garde sous silence la trentaine d’années qui séparent l’enfant prodige (ma mère) de ma naissance. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France se trouve dans une situation économiquement et socialement difficile.
            Le premier mai 1947, Josette Trichet dite Mademoiselle Guillaume, mais mariée Bessalem (c’est le nom de mon géniteur) accouche à la clinique d’Escoublac-La Baule, de son troisième enfant. Ma grand-mère Léonie Trichet-Guillaume (mais encore mariée !) réalise les démarches d’enregistrement de ma naissance, mon prénom est Alain et mon nom Bessalem. J’utiliserai mon identité d’artiste, Mathius, un peu plus tard. Je reviendrai sur mon acte de naissance qui est un faux authentique.
            À deux ans, une connaissance de mon père me menace d’être avalée par la pleine lune si je refuse de m’endormir. Ma mère, présente, s’emporte violemment contre l’ami de son mari, et disparaît de la chambre sans me rassurer. La terreur m’envahit, j’essaie de sortir du berceau, mais les barreaux sont trop hauts ; les hurlements de détresse décuplés par un sentiment d’abandon sont sans fin. Pourtant, lorsque l’on me pose sur le rebord de la fenêtre du salon, je reste des heures sans produire de bruit ; mon œil surveille, à travers la vitre, le ciel pour attraper au vol un oiseau et visiter un imaginaire rassurant. Bien sûr, en grandissant, sur la garniture de cette même fenêtre, je commence à démonter des réveils et j’effectue une chirurgie méticuleuse sur tous les objets mécaniques à portée de mes mains.
             Jusqu’à mes six ans la famille habite villa Sagittaire, allée des Platanes à Escoublac-la-Baule. Ma mère joue couramment de tous les instruments de musique, elle a obtenu très jeune un premier prix de conservatoire de piano, cependant ses instruments préférés sont le hautbois et le violoncelle. À trente-quatre ans, devenue mère de six enfants, elle divorce et reste sans emploi ; l’ancienne enfant prodige musicale parisienne s’enfonce chaque jour dans un enfer existentiel, en province. Son violoncelle est détruit, le hautbois a disparu, et elle oublie d’accorder son piano ; la musicienne pleure, pleure, et mon âme pleure avec elle. 

En 1954, Ernest Hemingway est prix Nobel de littérature. Ma grand-mère, triste du décès d’Henri Matisse, plante, en son souvenir, un rosier grimpant sur le mur de l’atelier de peinture de mon grand-père. En Algérie, c’est le début de la guerre. Maman, désunie de son mari kabyle, nous installe dans une maison au milieu d’un champ de pommes de terre en lisière des marais près du Pouliguen, au lieu-dit « Le Grand Clos ». Elle inscrit en grandes lettres noires, sur le poteau en ciment de la porte d’entrée, « Villa Tartempion ». Chaque jour je parcours deux kilomètres cinq cents à pied pour aller à la grande école. En classe, il m’est difficile de lire, car certains termes arrivent mal à se fixer dans mes yeux. Les enfants se moquent de moi. Pourtant, à la lecture d’un mot imprononçable, j’ai sur eux l’avantage de le déchiffrer instantanément dans ma tête, et de le retenir parfaitement. Malheureusement, comme je suis incapable de l’exprimer verbalement, l’entourage me considère comme « Le » cancre. En hiver la chaudière de la maison reste très souvent sans charbon. À l’école, au fond de la classe, un vrai radiateur en fonte me réchauffe, et mon charabia scolaire s’exprime sur les cahiers d’école avec un graphisme en traits violine pour former des dessins que j’aime.
            En public ou en famille, Mamé, ma grand-mère, parle peu ; elle m’appelle Bidou et me fait partager ses connaissances du monde artistique. Sans jamais m’avoir parlé de son violon, elle me transmet l’intelligence de ses mains en éduquant mes doigts avec la délicatesse d’une violoniste. Le soir, j’effectue le chemin de retour à la maison des douleurs, seul dans l’obscurité. À l’arrivée aux terrains de tennis, avec leurs hauts grillages et leurs espaces vides, l’atmosphère du lieu m’enveloppe d’une musique discordante et irréelle. En tremblant, je surveille les ombres qui se déplacent au gré du vent ; encore trois cents mètres à marcher, et l’enfer familial de la « Villa Tartempion » m’accueille en silence. En lieu et place de dîner, en hiver, je vais vite m’endormir tout habillé sous quelques couvertures. La violente et définitive interdiction d’accès à la maison familiale, imposée à mon père par ma mère, a annihilé mon espoir d’être comme les autres enfants.

Entre deux portes-fenêtres d’une pièce vide de la maison, les instruments de musique pleurent en silence l’enfant prodige. Parfois, Josette joue du piano ; elle accomplit des miracles en m’imprégnant d’harmonies extraordinaires, et lorsque je suis seul, j’invente sur le piano des mélodies qui me rassurent. Un après-midi, maman me surprend en train d’improviser, elle m’écoute attentivement. Subitement, elle me saisit les mains du clavier et déclare en m’agressant violemment s’être sacrifiée pour ses enfants et, de tous, je suis celui qui lui cause le plus de tourments. En larmes, elle me reproche de n’écouter personne, et m’affirme que l’école est inutile pour ceux qui disposent de mon talent. Elle me relâche les mains et disparaît dans sa chambre aux volets fermés. Ce jour-là, je décide d’arrêter définitivement de jouer du piano ; soixante ans, après je tiens toujours parole.


            En classe, le maître raconte des âneries. Il affirme que des anges volaient autour du bûcher de Jeanne d’Arc. Révolté par les mensonges de l’instituteur, j’interviens devant la classe pour certifier l’inexistence des anges. Instantanément, la haine du maître d’école s’exprime au travers d’une discrimination sans retenue à mon égard ; mes tourments deviennent plus lourds, je suis exclu, rejeté, insulté. Pendant des mois, je vomis tous les matins avec de terribles maux d’estomac ; ma mère me demande d’arrêter de jouer le malade pour échapper à l’école. Les marais deviennent mon refuge. Sur les talus qui bordent l’étier, je parle et chante aux aubépines enracinées dans le sel ; leurs piques s’entendent à protéger leurs fleurs des visiteurs indésirables. Mes blessures douloureuses se soignent aux charmes de la beauté délicate des aubépines. Au Pays du ciel blanc, je me nourris de la poésie des marais salants pour m’apaiser.
              La rumeur jetée par le maître d’école — Mathius n’est qu’un voyou — est parvenue dans les familles du quartier ; interdiction définitive est faite aux enfants de me fréquenter. Mon grand-père, Émile Guillaume, discerne en moi un éternel rebelle ; à son avis, à force de ne rien entendre et de ne rien apprendre, je finirai sur l’échafaud ! Je sais que la guillotine nous ampute de la tête. Je suis né avec un sixième doigt à chaque pied, on m’a opéré. Je me souviens de l’infirmière qui me câlinait ; elle-même avait été accidentée : il ne lui restait qu’un moignon à un poignet. J’étais persuadé que j’allais finir coupé en morceaux.
La famille me déclare autiste ou fou, et je me retrouve devant des docteurs qui me posent des questions bizarres. Une blouse blanche me propose de dessiner ce que je veux sur les feuilles de papier devant moi. L’image d’un arbre m’apporte une présence, mon crayon adhère au papier et rapidement la feuille de papier devient trop petite, alors je dessine sur toutes les feuilles jusqu’à ce que mes dessins deviennent abstraits. Les docteurs déclarent qu’il est urgent de me libérer de mon environnement. Après le jugement des spécialistes, je retourne à l’école pour constater l’absence de mon bourreau d’instituteur. Il me faudra attendre plus d’un demi-siècle pour apprendre que des parents d’élèves, extérieurs à mon quartier du Grand Clos, avaient signé une pétition pour dénoncer le racisme du maître à mon égard.
       En face de mon école primaire, qu’on surnomme « Tanchou », un maréchal-ferrant est à l’ouvrage, les portes de son atelier grandes ouvertes. Lorsque je sors de classe, mes yeux traversent l’avenue et restent fascinés par la forge tourmentée et son énorme soufflet. La rythmique de la masse du forgeron frappant le métal en feu sur l’enclume, crée dans mon imaginaire des mélodies aux couleurs éphémères. Lorsque les notes de musique vont mourir dans le bac d’eau, je rentre à la maison avec plein de chants inconnus dans la tête. Grâce à cette imprégnation des harmonies particulières du ferronnier de La Baule, je créerai à Tahiti, dans un quart de siècle, des bijoux originaux en métaux précieux, sans jamais avoir appris la bijouterie. 

            Un jour d’été, ma mère m’annonce qu’elle m’envoie en pension pour me discipliner ; mon numéro de pensionnaire cousu sur mes vêtements est le 117. La Turmelière, située à côté du château en ruines de Joachim du Bellay à Liré, est un aérium pour enfants en difficulté. C’est madame Nicole, l’épouse du directeur du pensionnat, qui m’accueille en me serrant dans ses bras. Elle me présente aux éducatrices et éducateurs de l’institution et leur demande d’exiger de moi la propreté. Je garde une profonde reconnaissance envers cette Dame extraordinaire. Chaque dernier dimanche du mois, les enfants de la pension attendent la visite de leurs familles. Ce jour-là, une éducatrice m’enferme à titre préventif. Bien sûr, je suis heureux de revoir mes grands-parents, mais si ma mère les accompagne, je m’enfuis à toutes jambes dans la campagne. C’est toujours le même voisin paysan qui me poursuit et qui me ramène hilare avec son tracteur.
            Après quelques mois de bonheur à la Turmelière, le retour à la maison des douleurs m’oblige à me réfugier dans les marais. Bien sûr, les salines ne ressemblent en rien à la mare de la pension, mais sous la tenture de l’eau des marécages, des mondes inconnus apaisants me rassurent. Par-delà les « paludes », la côte Sauvage s’offre à l’océan avec ses pays plus lointains et mystérieux. Parfois, à marée basse, je m’accroupis dans la crique de la grotte des Korrigans. La vue grandiose du destin des vagues sur les rochers m’inspire ; il me parvient des nouvelles du monde à travers des châteaux d’eaux de mer qui s’élèvent à l’horizon. Ces demeures étranges sont immenses et s’accrochent au ciel, elles finissent toujours par s’écrouler dans un amas de perles d’eau et d’écume à mes pieds. Suis-je en exil ?
            En 1956, Henri Matisse est exposé au musée d’Art moderne de Paris, Albert Camus publie « La chute », les peintres Marie Laurencin et Jackson Pollock meurent et, dans les marais, les cailloux et mon lance-pierre sont devenus les accessoires de chasse pour ma survie alimentaire. Certaines familles du quartier invitent souvent mes frères et sœurs à manger.
            L’atelier de peinture d’Émile Guillaume — ses petits-enfants l’appellent Dadé — est un de mes endroits secrets. Ce lieu magique recèle une bibliothèque regorgeant de trésors éblouissants, de livres d’art, de peinture, de sculpture, d’histoire et de civilisations inconnues. Ces ouvrages d’où surgissent des tableaux de maître avec des pages contiguës remplies d’explications techniques ou philosophiques m’éblouissent. J’ai repoussé l’école, mais cet atelier devient la grande université de toutes mes connaissances. Pour apprendre à bien lire -, mon maître, c’est la main -, je pilote mon doigt avec le bout de mon index pour reconnaître les syllabes imprononçables. Mon cerveau déchiffre mot après mot les grands livres ; j’asphyxie ma dyslexie par le vouloir.
            Lors d’un nouveau séjour à la Turmelière, je prends contact avec le feu à l’atelier de poterie. Modeler de la terre et la faire cuire me fait rêver. Madame Nicole me confie la responsabilité de l’atelier d’imprimerie, je dois remplir à l’envers les composteurs qui serviront à l’impression des articles. Composer les mots sans commettre la moindre erreur est un miracle qui se produit à chacun de mes imprimés.
            De retour dans l’atelier bibliothèque de Dadé, j’étudie dans les livres d’art les œuvres de Cézanne, de Camille Claudel, de Rodin, de Braque, de Matisse, de Gauguin, bref je me remplis du talent de centaines d’artistes. Comme j’entends beaucoup parler de Pablo Picasso, mon regard se fixe sur sa peinture. Il est espagnol et son père, professeur, lui a enseigné le dessin et lui a donné sa propre palette de peinture le jour de ses seize ans. Je ressens, en regardant les œuvres de Picasso, qu’il essaie d’oublier ce qu’on l’a obligé à apprendre. Moi, je refuse de copier les tableaux ! Je confie mes certitudes à Mamé qui s’empresse de les répéter à Dadé. Mon grand-père me demande : « pourquoi me dis-tu que Picasso voulait désapprendre à dessiner ». Je lui réponds le plus naturellement du monde : « Parce qu’il savait déjà dessiner, il n’avait pas besoin de copier ». L’ancêtre marmonne avant de disparaître : « Merde alors, comment ce gosse peut-il savoir cela ? »
            Ma mère, lorsqu’elle joue d’un instrument de musique, reste terrifiée à l’idée du jugement d’un auditeur averti. Un jour qu’elle est à son piano, je m’approche d’elle sans bruit. Elle ressent ma présence, referme le clavier, se lève et s’éloigne de l’instrument sans me regarder. Je la poursuis en lui criant qu’elle joue mieux du hautbois, et je rajoute, en hurlant, que j’ai découvert son violoncelle cassé dans le grenier. Elle me claque violemment la porte de sa chambre au nez.
            Avec mes relations familiales difficiles, j’ai trouvé une manière de m’endormir. J’apaise mon esprit des questions qui me persécutent en battant la paillasse avec ma nuque, et la tête sous la couverture, en récitant : « Ma maman est morte, ma maman est morte ». Le matin, je me sens mieux. 

En 1957, Albert Camus reçoit le prix Nobel, c’est la première exposition personnelle de Francis Bacon, le grand chef d’orchestre Arturo Toscanini meurt et, une fois de plus, les blouses blanches m’envoient me tranquilliser à la Turmelière. De retour à l’atelier de poterie, je réalise une grande œuvre en terre cuite. Tout le monde y discerne un oiseau, mais c’est un dieu possédant des ailes pour parcourir l’Univers. J’émaille « l’oiseau-dieu », de bleu et de blanc. Lorsque madame Nicole montre ma poterie à Dadé, il évoque celles de Picasso, parle de mythologie grecque. Je suis fier de mon dieu.
            La construction de mes discours semble incompréhensible pour mon entourage, qu’importe, je sais très bien ce que je sais. Depuis ma découverte de la perspective en deux dimensions sur les tapisseries du Moyen Âge, ma vision de la peinture a changé ; maintenant, j’affirme que la lumière est la troisième dimension d’un tableau. En réalité, mes analyses me rendent ridicule aux yeux de ceux qui m’écoutent, sauf pour ce qu’est de ma grand-mère.
            Mon grand maître en arts est un des sculpteurs de Rodin. J’aime caresser ses œuvres sur le livre où je ressens la main de ce « monsieur » Camille Claudel en train de sculpter. Pour information, j’ai appris à soixante ans l’identité féminine de Camille Claudel, en regardant le film interprété par Isabelle Adjani et Gérard Depardieu. J’en suis encore bouleversé, j’ai beaucoup pleuré de colère, de rage et de peine pour elle. Mon maître en création fut une femme. Quel destin ! Camille reste en moi.
             À la Maison des douleurs, je dessine au crayon sur les photographies des revues, je forme sur les images un entrelacs de petites facettes emboîtées les unes dans les autres, chacune d’entre elles retient sa parcelle de couleur dominante. Ce que j’ignore, c’est qu’à force de travail et d’obstination, j’ai fondé, dans ce taudis de la villa Tartempion, la base de ce qui sera plus tard l’aventure du « facettisme ». 

MATHIUS

L’artiste à 360°

Josette

Maman à 6 ans