L'EPREUVE DE LA PETITE MORT

« Affaire me concernant »

Adolescent, mon imagination se recompose toutes les nuits aux cieux des espoirs.
            Le 29 juin 1960, sur la plage Saint-Benoît, à deux pas du Pouliguen, s’élève au-dessus de la mer une structure métallique, le plongeoir est à cinq mètres de hauteur. Je me trouve à nager dans les parages ; un homme imprudent plonge et me plante ses incisives au sommet de ma tête. Le médecin constate une fêlure et extrait deux dents encastrées dans mon crâne. Les microbes sont à l’ouvrage, je tombe dans le coma, on diagnostique une méningite, il s’agit d’une septicémie. Le praticien, à mon chevet, confie à ses confrères le peu de chances de survie à une telle infection. La peur d’être enterré vivant provoque une lutte de toutes mes forces contre le cercueil. Après de terribles souffrances, je sors d’un coma de dix jours. Les docteurs pronostiquent la paralysie permanente d’une partie de mes membres. Moi, je me déclare guéri ! Au bout de quelques semaines d’exercices physiques improvisés, le docteur stupéfait constate ma guérison et me félicite pour ma volonté. Mais un mal persiste sournoisement, des vertiges et des angoisses terribles m’accablent physiquement et mentalement.

À la sortie de l’hôpital, je retourne à la Maison des douleurs. Rapidement mes grands-parents, hors de la présence de ma mère, me convoquent officiellement chez eux pour me tenir un discours professoral sur mon avenir. Pour garder mon calme, j’imagine le sourire et la couleur des yeux de la Vénus de Milo en plâtre, sans tête ni bras, trônant sur un coin du bar du salon. Le mot « cuisiné » résonne dans mon cerveau et, sans réfléchir, je choisis l’offre de devenir apprenti cuisinier pour manger à ma faim. Mon apprentissage s’effectue à l’hôtel des Dunes de La Baule ; en quelques mois on me confie l’élaboration des sauces, puis la responsabilité de la décoration et la mise en place du buffet des hors-d’œuvre et des desserts. Créer des plateaux de crustacés en rajoutant des couleurs avec des légumes, des fruits et fleurs du jardin, stimule mon esprit. Le chef de cuisine me considère comme son meilleur apprenti et me prédit un grand avenir. Mais la discipline répétitive et rigoriste de ce métier n’est pas faite pour moi.

L’amour de mes quinze ans est une jeune fille danoise qui se prénomme Loni. Elle travaille au pair pendant ses quelques mois d’études au lycée de La Baule-les-Pins. Ma nymphe se passionne pour la poésie, la littérature française et la mythologie celte. Ses amis étudiants apprécient ma compagnie. Loni m’apporte des réponses à mes interrogations sur les belles-lettres. La lecture de la poésie devient en moi une musique qui chante l’espoir. La découverte du jazz me permet de créer dans ma tête, avec les souffles de la nature, des chants divins. Les couleurs des paysages deviennent ma palette de lumière. Loni me donne plein de feuilles blanches et m’autorise à utiliser sa boîte d’aquarelles. Dans les marais, je peins en sa présence. Ainsi, au début de l’automne de l’année 1961, et pour quelques mois, je trouve ma place dans un cénacle d’étudiants étrangers qui n’attendent rien d’autre de moi que ma présence, mes peintures et mes poèmes. La bienveillance de Loni me confirme mon véritable destin artistique. Picturalement, les salines sont sans véritable perspective, elles sont difficiles à peindre. Combien savent que les marais salants sont la meilleure des universités pour comprendre les prismes de la lumière et pour manipuler la couleur sur une palette de peinture ? 

Jamais remis de mon accident du plongeoir et malgré mon apparence physique impressionnante, mon état de santé reste précaire. La chaleur en cuisine, mon travail intellectuel et le départ définitif de Loni finissent par avoir raison de mes forces. Mon énergie psychique, accablée par des engourdissements inconvenants de mon corps, me laisse trop souvent abattu. Un médecin généraliste incompétent me déclare épileptique et m’assomme de molécules inappropriées. Pour ma survie, je continue de lire, de peindre, mais de pilule en pilule et d’effets délétères en conséquence morbides, la drogue chimique agit sur mon psychisme et me paralyse mentalement. Je finis par me retrouver presque inconscient à l’hôpital Pont Piétin de Blain. Le docteur Corman constate les erreurs de diagnostic de son collègue et déclare : « Il est totalement épuisé, il faut le faire dormir ». Ma cure de sommeil dure une grande semaine et le médecin me prescrit un antidépresseur léger et beaucoup de repos. À la sortie de l’hôpital, j’entends affirmer : « Il faut l’éloigner par tous les moyens de sa famille, sinon cela risque de finir en tragédie. » Dans ma tête, cette déclaration m’accuse d’être un criminel en puissance qui risque de monter sur l’échafaud. J’ai conscience de pouvoir me métamorphoser en un animal sauvage qui craint tout sans avoir peur de rien. Ma nature a toujours été de protéger ma mère et, aujourd’hui, la peur de moi-même m’accable. Il me faut quitter définitivement l’enfer de la villa Tartempion.

 

            Dans l’attente du départ, le retour à La Baule-Escoublac s’impose, et je gagne ma vie au jour le jour en devenant pompiste, braconnier, caddie au golf, pêcheur, jardinier, etc. Mon ami Michel Chelet me demande : « Serais-tu capable de vendre tes tableaux sur le port du Pouliguen ? » Son idée est excellente, je me remets à dessiner en rehaussant les formes avec de la couleur. À ma plus grande surprise, j’en vends. Mon grand-père apprend l’affaire et, cocasserie familiale, il me confie un carton de ses dessins non signés pour les vendre. Des dessins d’Émile Guillaume se retrouvent en l’été 1963 sur le port du Pouliguen au milieu de gouaches signées « AB ». Bizarrement, mes jeunes productions se vendent mieux que celles du grand-père. Devant le succès de mes gouaches à la vente, Dadé propose de me préparer au concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts de Paris, il est sûr de mon talent pour réussir l’épreuve. Jamais je n’apprendrai à copier ! Lorsque ma main dessine le port du Pouliguen, c’est l’âme du lieu que j’exprime et non la reproduction de l’endroit.


            Au début de l’année 1965, une convocation du commissariat pour « affaire me concernant » m’arrive par huissier. Après une longue attente à l’hôtel de police, le commissaire me reçoit et brutalement me demande : « Quelle nationalité choisis-tu : française ou algérienne ? » Mon Père, Boudjema Bessalem, d’origine kabyle, serait-il de nationalité algérienne ? Moi, Alain Lucien Bessalem (Mathius) de race celte, je suis bien né français à La Baule, mais la guerre d’Algérie est encore présente dans les administrations d’État. Mon lieu de naissance est bien breton, même totalement français : j’inscris « Français » et signe le papier du commissaire. Cette demande officielle du choix de ma nationalité m’a profondément blessé ; la rage et la colère m’envahissent, il est temps, grand temps, de quitter ce monde absurde. Quelques jours après cette affreuse agression administrative, nous sommes le mercredi 5 mai 1965, il est sept heures du matin, le ciel est d’un bleu si profond qu’il emplit mon âme de bonheur. Avec un sac à dos sur lequel est calligraphié : « Merde à Dieu, j’irai sur le toit du monde ! », je quitte la Maison des douleurs pour rejoindre la route du bord de mer. Mon être envahi par l’émotion crie : je suis libre ! Libre… oui ! Libre !   Une voiture s’arrête, son chauffeur m’indique qu’il va à Paris, et je lui réponds, moi aussi. À dix-huit ans (la majorité à cette époque est à vingt et un ans), lorsque la presqu’île guérandaise est derrière moi, et que nous arrivons à Nantes, mon nom, Alain Lucien Bessalem, est devenu : « Mathius ».