Sans argent, à mon arrivée dans la capitale, je comprends d’instinct qu’il me faut habiter sur les quais de Seine pour monter à l’assaut de Paris ; ma niche se trouve au bout de l’île de la Cité. La nuit, pour me reposer, mes yeux fixent un grand saule pleureur en train de frémir ; l’ombre de ses feuilles palpite sur les bords de la Seine. Après quelques nuits d’observation, j’entreprends de souligner ses ombres projetées sur le muret du square et le quai du Vert Galant. Pour réaliser mon idée, il me faut acheter de quoi dessiner. Le soir, aux Halles, les maraîchers vous payent dix francs pour les aider à décharger les caisses de leur camion. Arrivé sur place, je choisis un homme en blouse de maraîcher et lui demande : « Bonjour, monsieur, êtes-vous disposé à m’employer cette nuit ? » S’il accepte, je reçois dix francs par camion déchargé. Une partie de cet argent me sert à manger et le reste à acheter du matériel de dessin. Pour réaliser ma future œuvre, je marche dans la nuit à la recherche de concepts clairs-obscurs. Le plus souvent, au bout de quelques pas, une idée se présente. Pour m’en imprégner, je l’accompagne en marchant jusqu’à l’aube. De retour sur le quai du Vert Galant, le grand arbre continue de frémir en plein jour. L’ombre de ses feuilles a disparu, le réverbère à quelques pas de lui est éteint. Après une estimation de l’espace et après avoir inspecté le muret du square, il me faut attendre patiemment d’être seul sur le quai de Seine pour pouvoir réaliser pleinement mon dessin.

Dans cette attente, j’entreprends de donner au monde des nouvelles de ma conscience en révolte. Pour y arriver, je peux compter sur un certain papier-cul bien rêche emprunté à divers w.c. des cafés du quartier. Sur ce support expressif, je dessine des messages et les plie en petits bateaux. Une seule dépêche par embarcation, mes messages sont courts : « Le monde est merdique ». La confection de mes navires n’est ni une marotte ni une obsession, c’est mon processus de pensée pour calmer mon esprit et rester concentré sur mon projet du grand arbre. Certaines personnes me demandent quelle va être la suite de mon extravagance navale. Alors, je m’improvise amiral d’une armada de bateaux en papier-cul en leur criant : « Allez, allez, braves déchets de l’humanité, vivez votre aventure !   Voguez vers Le Havre et, une fois arrivés à l’océan dirigez-vous vers les mondes des illusions. »  Sur le quai, une foule hilare agite ses mouchoirs. 

Après quelques jours de cabotinage, enfin seul, je me décide à dessiner mon œuvre sur le muret du square et sur le quai de Seine. Les réverbères s’allument, le saule pleureur frémit toujours et commence à envoyer sur les pavés et sur le muret d’infimes palpitations de l’ombre de ses branches feuillues. Une de mes mains caresse l’empreinte de l’arbre et l’autre dessine ses contours avec de la craie d’artiste. L’arbre me semble inquiet ; la moindre brise et le voilà qui se déforme. Je travaille en apnée et lorsque tout semble terminé sur le parapet, il me faut encore suivre et tracer sur le quai les ombres déformées à l’infini par la lumière d’autres réverbères. J’ai dû souligner à la craie plusieurs ombres d’arbres du square. Le lendemain, les passants regardent le dessin en contournant certaines parties dessinées au sol ; quelques-uns s’arrêtent et s’interrogent. En réalité, personne ne semble avoir compris l’origine de cette œuvre sauvage. Toutes sortes de réflexions naïves, cocasses, idiotes ou fulgurantes s’expriment. Le jugement moyen des regardants se résume par : « Il faut souffrir pour dessiner cela ou être très con ! » Une nuit, dans le quartier du Montparnasse, un chien vient lever sa patte au pied d’un arbre en train d’être dessiné sur un mur. J’inscris l’ombre de la bête avec ma craie. Le soir suivant, je reviens regarder sous la tutelle d’un végétal flou un animal immense qui lève la patte au milieu de la ville. La révélation d’un concept artistique d’intervention nocturne s’imprime dans mon cerveau. Désormais, je traque l’ombre des amoureux en leur tournant le dos, leur contour sur la façade d’un immeuble rapidement graffé, devient une empreinte d’amour.
            Mes graffitis contredisent la mode du moment de l’art conceptuel. Ce concept artistique prétend que l’idée d’une œuvre est supérieure à sa réalisation. L’intérieur de mes formes graffées sur les immeubles est réservé aux effets des lumières emprisonnées du jour ou de la nuit sur les murs. Ce sont ces éclats lumineux sur les bâtiments qui donnent à mon dessin une vie indépendante de la réalité du ou des sujets dessinés. J’ai réussi à créer un pont entre moi et les autres pour crier qui je suis. Je suis bien conscient d’être au début d’un processus pictural. En ces années 1960, je suis volontairement provocateur en affirmant sur l’art conceptuel : « La pissotière de Marcel Duchamp a vraiment inspiré les cerveaux en formes d’urinoirs ».