LES DERIVES DE LA PROVIDENCE

« L’homme qui entrevoit la vérité. »

En juillet 1965, la première édition du journal Paris Jour publie un article sur mon sauvetage d’une désespérée dans la Seine, qui se termine par mon arrestation pour avoir plongé dans le fleuve. Ce fait divers a pour bénéfice de me retrouver invité par Cino Del Duca, magnat de la presse et propriétaire de Paris Jour, qui me propose de m’engager au service des archives de son journal. La tâche consiste à découper les différents articles des journaux importants et de les classer par rubriques (politique, spectacles, tribunaux, société, etc.) Ce qui m’intéresse, c’est la méthode de classement et d’enregistrement. Je retiens, de mon passage au cœur de ce journal, l’immoralité affligeante de beaucoup de journalistes de la presse écrite. La détention d’informations archivées représente un énorme pouvoir, les documents sont des vérités décalées que la presse se délecte à manipuler. Dans la rue, je ressens moins de compromissions. Les quais de Seine à Paris sont des lieux où l’on peut venir en toute indépendance de caste ou d’appartenance.
            Pour visiter sans problème les galeries d’art et les librairies de la capitale, le jeune homme s’habille propre et sans tapage. Certains jours, je suis invité à regarder la pièce d’Eugène Ionesco au théâtre de la Huchette. Des invitations par le patron du Caveau de la Huchette me parviennent pour écouter du jazz. J’ai toujours été opposé aux drogues, je les ai toujours tenues loin de moi ; trois verres d’alcool me suffisent pour délirer. 

La nuit, ma cervelle éprouve envers les murs de la ville des envies plus organiques ; maintenant, avec de la peinture indélébile pour dessiner mes graffitis, je m’exprime sans retenue sur les immeubles du quartier. Mon attention se fixe sur un secteur inexploré : un chantier d’immeuble excentré du Quartier latin. Avec mon ami Jelly, nous y pénétrons de nuit. Je peins sur le mur d’enceinte l’ombre d’une bétonnière ; dans la silhouette du dégueuloir de la machine, j’inscris toutes les expressions d’une colère inexprimée : « Connarde, abrutie, salopes, bouffe merde, etc. ». Le graffiti fini, nous remettons les objets du chantier à leur place et nous attendons le reste de la nuit pour regarder la tête des ouvriers à l’embauche. Les premiers arrivés découvrent l’œuvre d’art et déclament les gros mots dans le désordre.
Le chef de chantier injurie ses travailleurs et leur demande d’effacer les graffitis. La peinture blanche accroche bien au mur. Appliquer de la couleur dans les espaces délimités par les traits blancs apporterait des sensations incomparables au regard. Pour créer de telles œuvres, il me faudrait un atelier de la dimension d’un hangar. Mon sentiment d’impuissance m’étouffe et, pour me soulager de ma faiblesse, j’exécute, à une cinquantaine de mètres de l’église Saint-Séverin, un graffiti de trois mètres de large sur un mur « Défense d’afficher ». Des policiers en tournée découvrent la simplicité du slogan, « Le Ciel Est Bleu » ; au commissariat ils se contrefoutent royalement de mes explications. Le droit prévoit de punir les créateurs délinquants. En effet, selon les dispositions de la loi du 29 juillet 1881, je suis passible d’une amende. Mais, à dix-neuf ans, je suis encore mineur, on va alors me gratifier d’une existence pénale appropriée : le délit de vagabondage qui punit d’une semaine de prison est parfait dans mon cas. Finalement, au bout de 24 heures, je suis foutu à la porte du commissariat par le commissaire de police lui-même. Ma mésaventure policière démontre le ridicule des législateurs. En effet, le ministre Jules Ferry, président du Conseil, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, et auteur de la loi, interdit à l’artiste « Mathius » d’écrire de la poésie sur un mur inesthétique et particulièrement sale. 

L’automne arrive, mes vertiges se manifestent. Le froid venu, je prévois de doubler avec des journaux l’intérieur de mon caban et de garder l’œil de la conscience fixé sur le phare de la survie. À la mi-janvier de 1966, en début de nuit, le verglas transforme Paris en une immense patinoire. Aux environs du Vert-Galant, je suis seul avec la statue « d’Henri IV » figée dans la glace. Je connais, près de Notre-Dame, en contrebas du Petit-Pont, sur les quais de Seine, un espace de cantonnier pouvant m’abriter. Après avoir descendu sur les fesses l’escalier du quai recouvert de glace durcie, je trouve la porte du réduit cadenassée. Alors, je décide d’aller m’abriter à Notre-Dame. L’ascension de l’escalier du Pont au Double vers la cathédrale est périlleuse. Je trouve la porte de la maison de Dieu fermée. Devant moi, la façade sombre et austère de la préfecture de police et, à ma droite, l’hôpital de l’Hôtel-Dieu ne semble renfermer aucune vie. Il me faut revenir au quartier Saint-Michel, la survie vient de la rive gauche. Transi par le froid, je traverse la Seine, longe le quai de Montebello et enfile la rue du Petit-Pont. Un feu de circulation me fascine. À chaque changement de couleur, j’éprouve une sensation de traînée sonore. À quelques mètres du carrefour, les lumières du café la Rotonde éclairent le trottoir. Dans l’établissement le patron est assis derrière sa caisse. Après avoir poussé la porte d’entrée, le barman qui connaît ma galère m’offre un café pour me réchauffer. Je m’assois à l’extrémité de la terrasse intérieure, le dos tourné à la rue Saint-Jacques. Une femme vient s’installer à ma table et me parle. Pour l’instant, dessiner m’aide à résister contre les maux de la fatigue. La dame me tend un sandwich, cette nourriture me redonne quelques forces. Ma nourricière me pose quelques questions sur mon état de vie, elle regarde le dessin en cours de réalisation et me demande si je suis un artiste. Pour lui montrer ma maîtrise des événements, je lui commente les effets du froid et du manque de sommeil qui sont une lente décomposition des molécules de l’âme et du corps. L’absurde, lorsque vous vivez dans la rue, est l’interdiction de dormir publiquement. Ma bienfaitrice me demande si je peux l’attendre un moment. Elle est bizarre, elle s’affirme étudiante à la Sorbonne, mais d’habitude les étudiantes sont plus jeunes. Ce doit être une très vieille étudiante. Je m’endors profondément d’épuisement, et lorsque mes yeux s’ouvrent, la femme sans âge se matérialise à nouveau devant moi. Elle souhaite acheter mon dessin en fixant elle-même le prix. Elle me propose un montant qui représente plusieurs jours de vie, une centaine de francs de l’époque. Je lui remets avec délicatesse mon dessin, c’est un autoportrait mental digne d’un primitif conscient de l’infini vide de son existence. Sur le papier apparaît une demi-tête aux cheveux longs avec une barbe. Des rayons sortent du front et forment un grand soleil. Pour l’occasion, je le nomme « L’homme qui entrevoit la vérité ». Cette œuvre est une des racines fondatrices de mon identité picturale. Ce dessin marque la fin de mes graffitis sur les murs parisiens. Malheureusement, mon mécène ne connaîtra jamais le bienfait de son geste altruiste.
            Chaque jour, le café de la Rotonde, de la rue Saint-Jacques, ferme une heure pour nettoyage avant la réouverture du métro. Si, dehors, on s’endort dans un coin oublié, on risque de mourir de froid, alors, il me faut marcher, tenir, marcher sur le verglas. Dans quelques heures, mon rendez-vous d’amoureux au café Polly Maggoo, juste à côté de la Rotonde, sera ma délivrance de cette nuit de cauchemar. Le temps s’écoule, je marche, je marche, Brigitte rentre dans le café, moi aussi.