MES FANTOMES S'AMUSENT

« Je gomme! Je gomme! Je gomme! »

Les quelques francs gagnés avec mon dessin, « L’homme qui entrevoit la vérité », me servent à louer une chambre d’hôtel rue de Seine. Pour continuer d’acquitter cette chambre, je me suis décidé à créer sur de grands rectangles de linoléum retourné des tableaux religieux avec des craies. Avec mon ami de galère, Jelly, nous les exposons à divers endroits du boulevard Saint-Germain. En quelques heures d’exposition, chaque jour, à même les trottoirs, ces craies nous rapportent assez d’argent pour vivre le reste de l’hiver.


Le soleil du printemps réchauffe mon squelette. Depuis mon apparition dans la capitale, j’ai vaincu la faim, le froid, le sommeil. Un jour, en fin de matinée, l’urgence de la vie et de la création me rappelle violemment à l’ordre. Devant le bar Old Navy du boulevard Saint-Germain, je me rends compte que je suis en panne de crayon. À la terrasse du café, un vieil homme est attablé avec un stylo sur son journal, je lui demande s’il m’est possible de le lui emprunter pour dessiner. Le monsieur m’invite à m’asseoir et me propose de dessiner à sa table. À ma surprise, il choisit lui-même le thème, me tend son stylo et me demande de réaliser son portrait. L’homme fixe ma main sans s’intéresser au dessin ; déstabilisé, je continue à crayonner le visage par son milieu et invite divers blocs graphiques à venir s’y agréger. Sur le papier, la plume du stylo glisse mal, j’invente rapidement un scénario de sortie de crise en déclarant : « c’est fini ! »  Le vieil homme ne semble ni triste ni déçu du résultat. Honteux de ma mauvaise prestation, je me lève pour partir et oublier mon incompétence. L’homme me retient par le bras, et m’affirme qu’il faut toute une vie pour réaliser une œuvre sans échec. Il insiste sur la nécessité de travailler vraiment mon talent et me prie de revenir le rencontrer dans quelque temps. Il me demande de signer le dessin. Humilié, je me rassieds, reprends son stylo et signe : « Mathius ».
            — Mathius ? Me demande le vieil homme.
            — C’est comme cela que l’on m’appelle à La Baule. 

Le monsieur me tend une enveloppe. En le remerciant de sa gentillesse, je glisse machinalement la lettre dans une de mes poches. Il agrippe de nouveau mon bras, et se présente comme monsieur Aimé Maeght. Il me souhaite un bon après-midi et espère très vite me revoir. Après quelques minutes de marche pour retrouver mes esprits, je me décide à ouvrir l’enveloppe et découvre une somme de trois mille francs ! Cela représente plus de six fois le salaire mensuel d’un ouvrier. Ma réaction immédiate est de retourner au café Old Navy, pour lui rendre l’enveloppe, mais le vieil homme a disparu.


À mon Q.G., au café Mazet, rue Saint-André-des-Arts, je lance une demande d’information sur un dénommé Aimé Maeght. Le patron m’informe qu’il est un marchand de tableaux international, un grand collectionneur ami de Braque, de Matisse et de bien d’autres artistes contemporains. Jelly refuse d’échapper à la réalité sordide de notre condition, il me demande d’arrêter de rêver et affirme que cet inconnu est au mieux un homonyme de l’homme mondialement reconnu. En cet instant de doute, je me recentre en urgence sur mon art.

Oui ! Il me faut marcher pour retrouver mes esprits. Arrivé à la hauteur de l’École des Beaux-Arts et après quelques visites de galeries rue de Seine, je cherche toujours comment agir pour donner raison à mon bienfaiteur. Non ! Il doit se tromper sur mon talent. Le désespoir m’envahit, je me sens perdu, seul, inutile et sans vie. Le silence musical de ma mère, les secrets partagés avec ma grand-mère amplifient mon mal-être. Soudain, la façade de l’École des Beaux-Arts me rappelle le diplôme de cette école décerné à mon grand-père, et la proposition de ce dernier à m’aider à en devenir élève. J’entreprends de visiter cet établissement ; à l’intérieur la déception me paralyse, à la première porte entrouverte d’un atelier, mon regard découvre une salle d’étude dans un désordre surprenant. Dans les couloirs, les autres perspectives semblent appartenir à la même déshérence. Vers la sortie, je croise deux étudiants en conversation ; tous leurs mots et leurs concepts me semblent sans intérêt. Après les avoir salués, je me présente comme un visiteur qui serait très heureux de regarder les travaux contenus dans leurs cartons à dessin. Les élèves me présentent leurs études en cours ; ce sont des copies de maîtres et d’œuvres abstraites, certaines d’entre elles me rappellent Kandinsky. Un des étudiants à la bouille sympathique me demande s’il peut me rendre service. Je lui réponds que je suis à la recherche d’un stylomine Conté pas trop cher et de gommes, il me propose de m’accompagner dans une boutique de fournitures pour artistes. J’achète une collection de gommes, trois carnets à dessin, deux critériums, une boîte à peindre, avec des gouaches, des pinceaux et des brosses. Une fois mes achats effectués, je m’expatrie loin du café Mazet de Saint-Germain pour la brasserie Maubert, sur la grande place à la sortie du métro Maubert Mutualité. Après avoir choisi ma future table de travail en terrasse, je loue une chambre d’hôtel près du métro Cardinal Lemoine et m’endors d’épuisement.

Après une longue nuit de sommeil, je me réveille, toujours préoccupé par mon mauvais dessin du vieux monsieur. L’aimable étudiant de l’École des Beaux-Arts m’a informé qu’avant de devenir marchand d’art, Maeght est surtout un dessinateur et un graveur de talent. Si cet homme m’a donné une somme d’argent énorme pour un dessin complètement nul, suis-je vraiment un stupide imposteur ayant refusé d’étudier aux Beaux-Arts ? En réalité, je doute de l’identité exacte de mon bienfaiteur, il vaut mieux retenir exclusivement la leçon qu’il m’a donnée.


Bon, j’ai loupé un portrait, mais je sais comment dessiner ! Je vais reprendre « L’homme qui entrevoit la vérité » à la mine grasse, pour vérifier ma prétention graphique. Avec mon cheptel de gommes, je suis sûr d’y arriver. Mon grand-père Guillaume affirme que celui qui se sert d’une gomme dessine mal ; mais il a toujours confondu la prouesse technique avec le trait poétique. Un dessin doit être une offrande de l’âme et non pas de la chirurgie esthétique ! La gomme peut devenir un outil avec lequel nous pouvons travailler un trait de crayon jusqu’à matérialiser son idée. Je reconnais au contact, la gomme qui salit, celle qui encrasse, l’abrasive, etc.


Pendant des jours, à la terrasse du café de la place Maubert, je travaille sans relâche, Je gomme ! Je gomme ! Je gomme ! Le personnel de la brasserie en déduit qu’un processus de recherche artistique est à l’œuvre, et me laisse en paix. Un artiste sans concept personnel ne détient aucune démarche originale. Cette affirmation me lie à la naissance de l’humanité et justifie ma propre existence. La technique du « gommisme » s’est manifestée et avec elle mon style graphique particulier. C’est l’abnégation d’un vieux monsieur qui m’a libéré d’une partie de mes fantômes familiaux en m’obligeant à accepter mon existence d’artiste.