LE CLAIR OBSCUR

« Tchou m’a tué ! »

De nouveau sans argent, je retourne à mon Q.G. au café Mazet. Les retrouvailles sont vite expédiées. Jelly me présente Michel Delabre, un homme d’âge mûr qui désire vendre, sur les terrasses de cafés, des boîtes d’allumettes qu’il décore. C’est surtout sa technique d’émaillage à froid qui m’attire. Michel D, me tend une boîte avec, collé dessus, un pavé en plâtre décoré. Lorsque la boîte arrive dans la paume de ma main, cette dernière fléchit sous le poids ; ce serait bien de fabriquer des pavés plus légers. Il me présente un coffret dans lequel ses gadgets sont disposés confusément. Je déplace les boîtes pour composer un tableau harmonieux. Lorsque le damier me convient, je tourne le boîtier de présentation vers son propriétaire. L’ancien me considère comme son futur meilleur vendeur. Au quartier de la Huchette où presque tous les patrons de bistrots et de restaurants me connaissent, mon rituel est immuable, après avoir salué le personnel et demandé à la direction son autorisation, je vends les boîtes aux clients attablés. 


            Au bout de quelques jours, l’idée de transformer les lourds pavés de plâtre des boîtes d’allumettes en des miniatures peintes me taraude l’esprit. Avec Jelly nous achetons au BHV l’équipement complet du petit céramiste à froid. Je mélange au produit d’émaillage, les gouaches de ma boîte de peintures, en méprisant les injonctions du mode d’emploi. Lorsque Michel D découvre mes miniatures collées sur des boîtes d’allumettes, il est fort en colère par mon détournement de ses produits d’appellation « émail à froid ». Son « astuce magique » reste une base de colle vinyle qui, une fois sèche, doit être recouverte d’un puissant vernis. Maintenant, il me faut résoudre le problème du pavé en plâtre peu pratique et surtout inesthétique. De fines baguettes en bois découpées aux dimensions d’une boîte d’allumettes et encollées de papier bristol feront l’affaire. Le support moins poreux que le plâtre me convient parfaitement pour peindre des miniatures. Il m’offre surtout un champ de recherche graphique et de lumière chaque jour renouvelé. Tous les soirs, je propose à la vente une exposition différente d’une trentaine de boîtes d’allumettes peintes, d’aspect vitrifié. Mes figurines me servent à travailler la couleur. Des idées de grandes toiles construites avec mon style m’obsèdent. J’ai créé dans une chambre d’hôtel mon École des Beaux-Arts.

Un soir, au détour d’un endroit sombre du boulevard Saint-Germain-des-Prés, sous la statue de Diderot, les éclats lumineux venant de ma boîte de présentation attirent deux hommes. La nuit est tombée et les phares de voitures propulsent des ombres fugaces et irrégulières sur mes boîtes d’allumettes. Le monsieur à l’accent hispanique, fasciné par les effets de la lumière du moment sur mes miniatures, me confie qu’il retrouve, en regardant ma boîte, le souvenir de l’idée créatrice de son art. Il m’explique qu’en jouant aux échecs, tard dans la nuit, à la lumière vacillante d’une bougie, il s’est trompé de case en déplaçant une pièce du jeu qui en a bousculé une autre. Il a remis en place cette dernière pour effectuer le trajet inverse avec la première pièce. Cette nuit-là, il a compris que l’ombre qui donnait l’illusion de se déplacer venait du vacillement de la bougie, et non de la pièce en mouvement. En réalité, ce lumignon de feu déplaçait l’ombre d’une autre pièce immobile sur l’échiquier. Cette constatation insolite a décidé de l’orientation de sa carrière artistique. Il me propose de venir un jour à la galerie Denise René, à deux cents mètres de l’autre côté du boulevard Saint-Germain, et de demander Soto, il sera heureux de me présenter son travail. L’autre monsieur, à l’accent slave très prononcé, choisit pour lui-même une boîte d’allumettes et me donne cinquante francs. Il me montre du doigt une galerie de peinture à l’angle d’une rue, en m’indiquant : « Moi, je suis Poliakoff, venez me rendre visite un jour pour discuter ». (Soto, 1923 – 2005, artiste emblématique de l’Op’Art et de l’Art cinétique et, Poliakoff, 1900-1969, coqueluche de l’art abstrait et de la Nouvelle École de Paris). L’achat d’une de mes miniatures par Poliakoff remet en question mon indifférence envers ses œuvres abstraites. Alors, lorsque j’entre dans la galerie pour étudier un de ses tableaux, sa présence m’indispose. Il me salue et m’offre un fascicule de quelques pages d’icônes russes. Instantanément le rapport entre ses œuvres abstraites et les icônes s’effectue dans ma tête. Quand je lui pose une question précise sur sa matière à peindre : « Monsieur, comment arrivez-vous à mélanger de la gouache qui tienne dans de la peinture à l’huile ? », Poliakoff me sourit et s’en va sans me répondre. La confidence de Soto sur la partie d’échecs m’obsède : peindre une ombre est-ce nécessaire ou bien cela parasite-t-il la force du tableau ? J’envisage dans l’avenir de ne peindre aucune ombre dans mes œuvres.

 

Au printemps 1967, mes vingt ans sont à leur début, mon art me nourrit difficilement, et Brigitte m’apprend qu’elle est enceinte. Pendant plusieurs jours, frappé de stupeur, j’erre dans Paris, gommé du monde. Le souvenir douloureux du départ de mon père, par la seule volonté de ma mère, m’éjecte de ma torpeur. Je surgis de mon néant avec une douleur indescriptible aux tripes et je hurle : « J’admets ma paternité, mais jamais je n’abonnerai mon art comme maman avec sa musique. Non, jamais ! »  À cette époque, pour un homme, reconnaître un enfant hors du mariage était impossible. En automne, mon union avec Brigitte est enregistrée à la mairie et, de fait, mon fils Laurent est reconnu. Quelques jours plus tard, je sors de l’appartement conjugal pour acheter un paquet de cigarettes : une fois arrivé au bout de la rue, je quitte définitivement le foyer de la mésalliance. L’établissement « La Méthode, » situé sur la place de L’École Polytechnique devient mon refuge ; ce bistrot mi-cabaret fréquenté par des artistes, chercheurs, prolos, inventeurs, comédiens, voyous et créateurs, me calme. On y vient pour accomplir son marché d’humanité, pour se ressourcer à l’énergie des autres. Les flics des renseignements généraux y viennent pour discuter avec madame Autrelle la propriétaire du lieu. Le soir, je vais vendre mes boîtes d’allumettes dans les restaurants, et une fois ma tournée finie, j’aime finir ma nuit dans ce café d’artistes avec leurs histoires de vies cabossées ; certains aiment parler d’art, pendant des heures nous nous échangeons nos trouvailles et oublions le monde.
            

Au café du Mazet, Jelly et Michel D. débitent en chapelet des prédictions d’avenir politique apocalyptique pour la France, personne n’entend leurs discours couverts par les rires et les exclamations de jeunes étudiants en révolte. Au milieu de cette agitation intellectuelle, mon esprit, fasciné par la lumière de l’ombre de ma tasse de café sur la surface encombrée de la table, mouline. Mes voisins de table préparent leur révolution de « soixante-huitards », et ma recherche d’une perceptive sans ombre pour ma tasse de café est prioritaire sur toute masturbation intellectuelle. J’imagine l’utilisation dans mon tableau des flux lumineux à la « Poussin » avec des traits forts à la Fernand Cormon. Finalement, c’est Cézanne qui me donne une solution, il me faut virer les traits de profondeur et les remplacer avec des pseudo aplats floutés de couleurs gorgées de lumière. Ainsi, ma tasse de café, au second plan, dominera les objets de son environnement. Brusquement, un grand chevelu balance son sac à dos sur la table et s’assoit avec nous. L’odeur du voyage de sa besace me propulse dans les souvenirs d’un reportage sur le Mustang. Mes yeux se ferment pour découvrir un homme de dos, marchant vers le Népal dans de la neige violine ; lorsque j’ouvre les yeux, une jeune femme est debout devant moi. C’est une vraie personne humaine qui me sourit, ses traits sont asiatiques. Serait-ce elle, la fiancée du Mustang ? Je secoue la tête pour être sûr d’être bien réveillé. Elle s’assied, nous discutons, elle m’écoute en continuant de sourire, elle se prénomme Marie-Claire. 

Au hasard de mes ventes de miniatures, je rencontre le peintre Jean Moulin, dont une exposition vient d’être censurée pour cause de pornographie. Son atelier situé à côté de la place de la Nation est vaste et m’impressionne. Certaines de ses toiles sont bizarres, mais m’intéressent techniquement : l’artiste inclut des feuilles d’or à des huiles sur la toile. Cette technique me rappelle certaines icônes russes et certains décors de Klimt. Jean Moulin ouvre un meuble et me présente un nombre incalculable de trous du cul d’hommes peints sur des papiers grand format, en m’expliquant que ce sont des commandes. Après un long silence, il me recommande d’être particulièrement attentif aux clauses si je signe un contrat avec un marchand de tableaux, car il m’imposerait des cadences de production insoutenables. Par ailleurs, Jean Moulin est un des illustrateurs du journal Planète. En nous quittant, quatre mots sortent comme un cri de douleur de ses tripes : « Tchou m’a tué ! »  (Monsieur Tchou est aussi l’éditeur du livre mensuel Planète.) Ma rencontre avec ce peintre m’a définitivement obligé à réaliser l’esclavagisme légal pratiqué par la majorité des marchands de tableaux. En réalité, depuis la fin de la guerre de 1940, ces parasites culturels, avec la complicité d’experts cupides ou d’académiciens véreux, présentent rarement de nouveaux créateurs au public. La majorité des jeunes artistes créateurs sont considérés comme des « merdes ». Qui peut s’étonner de la décadence de la culture française en ce début XXIe siècle ?  

            Début 1968, Marie-Claire m’annonce qu’elle est enceinte. Mon anéantissement produit une implosion mentale, ma cellule de survie gère mon absence ; sa première mesure m’interdit de communiquer la nouvelle. Michel et Jelly me prédisent un printemps agité par les revendications des étudiants ; je leur demande de fermer leurs grandes gueules. Les prédicateurs s’exécutent et m’invitent à jouer au seigneur de la cuite avec un pinard de troisième zone. Plus jamais je ne veux entendre parler de la beauté des quatre saisons.
            Je viens d’être père de Laurent (mon premier fils avec Brigitte.) Mai 68 recouvre le Quartier latin de ses agitations estudiantines. Les manifestations de la rue me rappellent mes émotions de la période des graffitis. Malheureusement pour l’art, les manifestants refusent ma proposition de peindre en bleu le boulevard Saint-Germain et, en rouge, celui de Saint-Michel. Les cons préfèrent couper les grands arbres du boulevard Saint-Michel ! Je suis fou de rage contre l’incompétence poétique des contestataires. La jeunesse de 68 se découvre entre ardeurs et indifférences, enthousiasme et lâchetés, je ne suis ni dupe ni complice de leur récupération par les politicards et les « syndicaleux ». L’été approche et j’en profite pour m’inventer une nouvelle survie. À vingt et un ans, la complainte des talents perdus est devenue l’hymne de mon enfer dans la médiocrité d’une société qui me dépasse.
             En septembre 1969, je décide de divorcer de Brigitte pour reconnaître, en me remariant avec Marie Claire, notre fils Olivier. À l’époque il était impossible de reconnaître un enfant naturel hors du mariage. Je me prépare à partir pour Tahiti rejoindre Marie Claire.