PERLES ET TIFAIFAI

« Magma de terre et de corail »

Après des recherches sur les richesses naturelles de la Polynésie, la découverte de la perle noire va devenir une de mes sources d’inspiration pendant quelques années. Je décide d’aller dans l’archipel des Tuamotu, à la source des naissances de cette gemme de calcaire polynésien.


            Avec une autorisation d’embarquement sur le bateau administratif l’Astrolabe et un droit de visite de la ferme perlière pilote, mon temps sur l’atoll de Takapoto est officiellement limité à dix jours. Mais le temps du capitaine fonctionnaire est différent du temps réglementaire. Ce monsieur gère le calendrier des rotations du bateau et décide que mon séjour sur l’île dépassera les dix jours. Secrètement, il obéit à la demande du propriétaire d’une ferme perlière qui désire monopoliser la perliculture en Polynésie. Ce perliculteur pense que si je reste bloqué quelques semaines, la culture de la perle noire me dégoûtera à jamais ; en réalité il va me rendre service.


            Monsieur Sixte Stein, le directeur des Services administratifs de la pêche, détient un projet de développement industriel de la perliculture en faveur du pays. Il endure de multiples sabotages par des politiques et des particuliers qui profitent de l’ambiguïté du gouvernement français envers tout développement économique de la Polynésie en dehors des essais nucléaires. Ma personnalité et mon caractère entreprenant suscitent sa sympathie, il compte sur moi pour lui réaliser un rapport non officiel sur la ferme perlière pilote de Takapoto. Sur place, l’employé biologiste australien de cette ferme se présente à moi comme un biologiste chargé d’études. Il m’explique qu’en larguant des bouteilles partiellement lestées dans le lagon, il cartographie tous les courants de ce dernier. Je lui réponds qu’il est un fumiste travaillant contre le projet du directeur du Service de la pêche. Je perçois une grosse magouille sur la perle de culture en Polynésie. 

Au début des années 1970, l’atoll de Takapoto compte 79 habitants ; l’île a, outre une église catholique, un reste de prison de quelques mètres carrés, une école, une mairie et une épicerie. Chaque foyer possède une ou plusieurs paires de jumelles pour surveiller son voisin. Je réalise pour la première fois qu’en Polynésie tout le monde passe son temps à s’espionner.


            Deux biologistes japonais, en mission pour le compte de la Polynésie, étudient les courants et la faune marine des lieux. Ils travaillent du matin au soir dans les eaux du lagon et ils sont suivis en permanence et à distance grâce à des jumelles, par quelques Polynésiens. Ils acceptent de bonne grâce ma compagnie, l’un d’eux est aussi greffeur (celui qui introduit le nucléus par incision dans un muscle de l’huître perlière). Le temps des Nippons sur l’atoll est compté. La goélette administrative de retour sur l’atoll, à mon insu, les a embarqués pour Papeete et je reste littéralement prisonnier sur place pour encore quelques semaines. Le temps s’écoule sans que je dessine, mais j’écris. Mon imaginaire, avant de forger des mots, retourne 60 millions d’années en arrière, à l’époque tertiaire. J’éprouve la force des dieux qui propulsent la vie du centre de la Terre par la montagne de feu. J’imagine peu à peu, le volcan qui se forme et qui s’écroule en lui-même pour devenir un atoll sous forme d’écrin pour les perles. Je ressens ce magma de terre et de corail qui tente de retenir son lagon. Je m’imagine dans la coquille d’une huître perlière, où l’agression contre une infime parcelle de quelque chose arrive à s’immiscer dans l’intimité de la nacre. Ce greffon intrusif, sans espoir de descendance est un vulgaire morceau de calcaire, tellement riche de ses mystères que l’homme l’a magnifié en une larme divine.

À Takapoto, lorsque vient le temps de la collecte des naissains des huîtres perlières, un Français descend de son bateau avec des liasses de francs pacifiques. C’est un popa’a (blanc) qui dirige une ferme perlière sur l’île de Manihi. Ma présence le dérange, il m’explique que chez les Paumotu être « requin » est respectable. J’avais déjà perçu le côté rusé chez la majorité des insulaires. Après cet entretien, j’acquiers la conviction qu’il faut créer une ferme dans une île ou un atoll sans habitant pour obtenir des perles honnêtes, sans perdre son âme.


Les communications avec Tahiti s’effectuent par radio. J’apprends, au bout de deux mois de séjour, l’arrivée de la goélette administrative pour venir me chercher. La veille de mon départ, je suis invité à déjeuner par un charmant couple de pêcheurs. En me rendant chez eux, la lumière de midi m’aveugle, et lorsque je pénètre dans leur maison traditionnelle, mes yeux se voilent au milieu d’une pièce sombre. Devant moi se tiennent debout la femme et l’homme et, à quelques mètres d’eux, se trouve un lit recouvert d’un tifaifai. Le tifaifai est une grande pièce d’étoffe sur laquelle sont cousus des motifs en toile de couleurs saturées. Dans l’univers presque éteint de la pièce traditionnelle, les blocs de textile juxtaposés semblent se soulever du lit en créant des peintures de lumières colorées. Ces dessins de couleurs chargées illuminent la pièce dans la pénombre. Je viens de recevoir l’offrande du tifaifai. Cette prise de conscience m’a ouvert un chemin d’accès vers un univers artistique nouveau. Gauguin a dû ressentir quatre-vingts ans plus tôt en Polynésie, le même phénomène de saturation de la couleur dans la pénombre. Il est regrettable pour la culture polynésienne qu’il ait gardé sous silence sa découverte, si tel est le cas. Pour le peintre Henri Matisse, je m’expliquerai dans quelques lignes sur son escroquerie intellectuelle. Pour mémoire, mon grand-père Guillaume avait rassemblé dans un cahier les symboles clandestins celtes recueillis sur les calvaires chrétiens de sa Bretagne. Or, au dix-neuvième siècle, les religieuses protestantes ont enseigné la couture aux femmes polynésiennes en même temps que la religion chrétienne. Les ouvrières polynésiennes ont intelligemment trouvé le moyen, d’y cacher, au bout de leurs ciseaux et coutures, des symboles de leur ancienne religion. Dans ce fare (maison) de Takapoto, j’ai constaté à partir du tifaifai lumineux, des formes sacrées d’une ancienne culture. Le peintre Henri Matisse est resté trois mois à Tahiti et, une fois de retour en France, il a demandé à madame Pauline Schyle de lui faire parvenir régulièrement de Tahiti des patrons de tifaifai pour les copier.

Pour un concepteur artistique, la nébuleuse de l’intimité de la perle ou des morceaux de tissu transformés en symboles de beauté, et l’idée de la construction d’une œuvre monumentale de récupération sont les mêmes activités de contemplation mentale. Mais la création d’une ferme perlière ou la réalisation d’une sculpture majestueuse nécessitent des moyens financiers importants. Sans argent, il me faut trouver des partenaires, mais comment convaincre une Polynésie rendue défiante par une cupidité morbide ? Personne, autour de moi, ne semble savoir que ma personnalité refusera toujours de me voir considéré comme un illuminé naïf parce que je dérange des intérêts particuliers.


            Quelque temps après mon retour de Takapoto, le directeur du Service de la pêche m’informe des adjudications de perles noires en provenance de collections du territoire. À la sortie de ce service administratif, un employé me montre des rejets de perles (keshi) qui sont sans grande valeur commerciale. L’extravagante singularité de ces rejets de perles stimule ma créativité. Après l’acquisition de quelques lots de keshis, je façonne des bijoux uniques pour de riches touristes qui les considèrent comme des œuvres d’art. Le succès de mes ventes aux voyageurs parvient au café Vaïma. Ce bistro est le centre ou le chaudron des pensées débiles de l’élite polynésienne. Une rumeur circule sur ce Mathius qui vend ses chicots de nacres au prix des pierres précieuses, alors qu’il n’est ni artiste ni bijoutier. Comment ce « rien-du-tout » ose-t-il nous contredire, il faut le faire taire, sont les propos qui parviennent jusqu’à moi. À cette époque la grande majorité des fonctionnaires, notables et commerçants, pensent que l’économie de la nacre est finie. Pour preuve, l’usine de boutons d’avant-guerre a fermé, faute de récolte d’huîtres. D’ailleurs, les plongeurs du commandant Cousteau ont trouvé un cimetière de nacres dans la passe de Takaroa. Bien sûr, quelques artisans travaillent des coquilles d’huîtres perlières pour les transformer en objets de souvenirs. Mais, à terme, la culture de la perle sera impossible, car les nacres en Polynésie auront disparu. Les « autochtones », appelés également autrefois indigènes, au début du siècle dernier, aiment les keshis avec une tendresse nostalgique. Les autres, les Chinois et ceux qui sont issus d’intergénérations éprouvent peu d’estime pour ces rejets de perles sans valeur. Finalement, tant que Mathius vend aux touristes sans s’intéresser à la politique, il ne dérange personne. 


            La vente de mes bijoux m’a donné les moyens d’un voyage en France pour m’équiper en matériel de bijouterie. Sur le chemin de l’aéroport, l’environnement m’interpelle plus que d’habitude. La population de Faa’a est la terre d’arrimage des migrants des autres îles. On a du mal à distinguer la couleur des bidonvilles de la poussière du sol. En un peu moins de trois ans, c’est la première fois que mon esprit s’y arrête un instant.