AUTODESTRUCTION RATEE

« Anti-conformisme »

Pour comprendre ma vie de 1980 à 1987, il faut connaître la complexité relationnelle de mon vécu avec les femmes. Nous sommes en automne de 1946 et dans le ventre de ma mère je m’imprègne de son destin chaotique. Ma génitrice est un génie musical qui fut violé artistiquement à l’aube de son enfance par un père qui l’exhibait publiquement, et par une mère qui castra sa créativité à l’adolescence. Pourquoi a-t-elle engendré six enfants ? Pourquoi a-t-elle abandonné son art, son existence, sa musique ? Je suis l’unique héritier de la beauté musicale secrète de cette musicienne humiliée. Elle fut incapable de m’expliquer que l’académisme exclut les talents non conformes aux dogmes des institutions. Alors, elle m’a interdit violemment et sans explication de composer de la musique. Les mères de mes enfants me furent un repaire de vie sociale. Brigitte restera le bref triomphe passionnel de mon incompréhension immature conjugale. Avec Marie-Claire, la fraternité maritale a triomphé des passions, nous sommes mariés depuis un demi-siècle et nous acceptons avec grande sagesse nos différences sans nécessairement les partager. 

Au début des années 1980, mon mode de survie obligeait ma conscience à assumer une impulsion suicidaire. 

Le chaos s’invita une nuit par de joyeuses collations au comptoir d’un bar de Papeete. Un ange déchu métamorphosé en une nymphe charma ma nébuleuse alcoolisée. Mon contact avec cette naïade sortie d’un tableau du plus pervers des peintres de Montparnasse, Paul Gauguin, m’aida à décider de signer un pacte avec mon imaginaire. Je décidais en un instant de reprendre ma peinture et mon écriture. La nymphe était parfaite et son nom correspondait à l’urgence de ma folie, Cocoly. Son charme suffit à souscrire un pacte de souffrance pour quelques années. Nous avons pérégriné longuement dans l’enfer d’une jeunesse polynésienne sacrifiée sur l’autel du système politique corrompu de la Polynésie française. Notre première nuit de passion m’inspira « Regard sur mon art » ; c’est un testament philosophique de l’époque et qui fut publié en 2002.

Avant ma rencontre avec ma naïade, mon regard se dirigeait surtout vers la mer. Lors d’une promenade, elle posa sa main dans l’une des miennes, et ma vision découvrit des ombres de la montagne de Tahiti. Le clair-obscur de la végétation m’offrait des étincelles de lumière colorées sous forme de prismes. Cette manifestation lumineuse pouvait être un artefact de la mémoire cachée d’un peuple déraciné sur sa propre terre. Ma nébuleuse créatrice matérialisa l’idée d’un énorme nuage atomique dévorant la culture d’un peuple. Pendant les mois qui suivent, j’ai créé et j’ai détruit mes œuvres. Parallèlement à mes inspirations picturales, j’écrivais le brouillon de « Regard sur mon Art ».

À vingt minutes de bateau de Tahiti, sur l’île de Moorea, la couleur jaune d’une petite maison à louer me rappelle celle de Van Gogh à Arles. Je décide d’occuper uniquement le premier, étage face à la mer. La bicoque au vent tangue, mais, pour peindre, je m’y trouve bien. Moorea adopte facilement l’artiste de la petite maison jaune, mais derrière l’apparente tranquillité du décor, l’histoire de l’île est agitée.

Mes rapports avec Cocoly correspondent à une mésalliance guerrière, l’ange déchu subit ma priorité de vivre pour mon art. Je crée avec une énergie presque frénétique. Par périodes, je détruis consciencieusement mon travail. Ma source créatrice serait elle en train de se libérer ?

Après deux années, nous quittons Moorea pour nous installer en bord de mer, à Papara, dans un district de Tahiti. La maison est construite rapidement, la charpente est en bois flotté. Le toit qui est immense et recouvert de feuilles de cocotier descend jusqu’à un mètre cinquante du sol. L’habitation ne dispose ni de portes ni de fenêtres, on y vit en mi-ombre. À l’intérieur est construite, sur pilotis, une plate-forme en bois d’une trentaine de mètres carrés, rehaussée d’une mezzanine. La cuisine et la salle à manger sont à même le sol ; au-dessus, de larges ouvertures dans le toit donnent sur le lagon. La pancarte de l’entrée porte la mention « Atelier de la Volupté », interdit aux jouisseurs. 

Une manière de peindre se crée et mon nouveau style donne un nom à cet ensemble d’œuvres, le « Facettisme. » Tout d’abord, le dessin est de forme primitive et spontanée ; sa fonction est d’indiquer par des esquisses des objets reconnaissables pour délimiter les champs du mouvement des couleurs. Toute possibilité de reprise du dessin est interdite, c’est le contre-pied du gommisme. La peinture utilisée est fluide, chaque couleur dispose de sa propre transparence ; parfois, elles se chevauchent ou se recouvrent comme si leurs lumières jouaient une symphonie musicale. Mes gestes avec le pinceau sont décidés et définitifs. Dans la réalisation d’un tableau, mes actions sont aériennes ; et tous les défauts, même les plus infimes se révèlent comme des signes d’identités échappées de l’œuvre. Mon processus pictural est à l’inverse des stratégies académiques. Ce qui va illustrer la lumière est le travail effectué sur les rives de chaque surface de couleur. Je cerne d’un trait de violine les blocs unitaires. Exactement comme je le réalisais sur les images des magazines de mon enfance. Ainsi, le miroir coloré de mes brisures d’âmes offre au regard du visiteur une lumière authentique d’un monde inconnu.

Les séances de travail me sont une épreuve de concentration épuisante. La nuit tropicale arrivée, je quitte le chevalet et pars vivre au milieu des autres. Le lendemain de ma nébulosité nocturne, le besoin du « détruire » m’envahit. Quelle place reste-t-il pour moi et l’ange déchu ? Et si c’était moi, le « morcelé » ? … Alors, je détruis en fracassant mes œuvres, je les déchire et les piétine. Lorsque vient le tour de Cocoly, de rage elle jette, dans les courants d’air de la maison, le reste des tableaux pour qu’ils volent. La grâce diabolique du secours de l’ange déchu m’a toujours intrigué. Mais regarder mes tableaux morcelés planer dans les rayons du soleil en formant une construction de tableau à la Georges Braque, c’est fascinant. Alors, je laisse accomplir la magie du conflit absurde dans la grande beauté d’une aurore surréaliste. 

Mon ami et voisin Rupe, lorsqu’il me voit détruire mes toiles, souffre en silence ; particulièrement lorsqu’il s’agit d’œuvres qui le touchent. Un jour il me demande d’arrêter de tout casser, car il veut absolument quelques-unes de mes toiles pour écrire son mémoire de fin d’étude à l’École normale. L’interpellation de Rupe agit comme un détonateur dans mon esprit ; faire des collages à partir des restes d’œuvres détruites de mes tableaux, en voilà un acte fécond et intéressant ! Concevoir des œuvres par collages me rappelle l’art de la confection clandestine du tifaifai des Polynésiennes des temps anciens. Recycler des morceaux d’œuvres réprouvées par le créateur va donner une nouvelle vie à mes tableaux. Cet acte de sauvegarde se charge d’une mission spirituelle, sauver les restes d’une création d’homme.

L’hôtel du Tahara’a, situé sur la côte est de Tahiti, descend en cascade à flanc de montagne jusqu’à un marae (temple sacré de l’ancienne religion polynésienne), à trois pas de la mer. Aujourd’hui fermé, cet hôtel fut pendant les essais nucléaires un lieu de passage où le Tout-Tahiti se retrouvait pour des soirées festives avec les gradés militaires et de riches touristes. Le lieu est idéal pour exposer mes tableaux et, malgré l’opposition de la galerie d’art de l’hôtel, je parviens à organiser une exposition de mes œuvres pendant une semaine. Découvrir la venue de quatre cents personnes le soir du vernissage me surprend, et plus de mille en une semaine, c’est fascinant. Les premiers articles de presse soulignent l’originalité de mes œuvres, et l’on salue dans mes tableaux un authentique héritage de la culture polynésienne. Je reçois des éloges aux accents presque sincères sur mon anticonformisme, mon acuité de jugement, etc. L’exposition est un succès, mais personne ne sait que je hais les expositions ! Elles m’agressent et me rendent malade, elles sont le viol de mon intimité.

Cependant, pendant quelques années, au milieu d’esprits en souffrance, je subsiste pleinement de ma peinture dans un mode de vie sans contrainte. Avec le temps, l’amour fusion s’est naturellement éteint. L’ange déchu m’ayant stimulé pour écrire des poèmes et aidé à anéantir mes œuvres aura néanmoins été une dame bénéfique pour mon art. Elle a provoqué, en s’associant de manière incomprise dans la destruction de mes tableaux, à la stimulation paradoxale de ma fougue créative. 

Arrêtons-nous un instant à Papara dans ce bouillon de maléfices tropicaux où je pensais avoir effectué le tour complet des vices et perversions en Polynésie. Dans une maison sans électricité un drôle de groupe de jeunes se réunit pour réciter des prières revendiquées chrétiennes du « Renouveau Charismatique ». Leurs folles soirées commencent bien par des implorations et des chants religieux, mais finissent toujours par la drogue et les délires du groupe. Les manipulations mentales de l’attroupement par deux femmes m’inquiètent. Elles ne boivent ni ne se droguent, mais je décrypte immédiatement dans leurs discours sur le Renouveau Charismatique un ton et une folie qui ne sont en rien ceux d’un authentique mouvement religieux. Elles usent d’un délire mystique et prophétique à l’évidence sectaire. Je contacte le curé de la paroisse d’à côté, qui peine à s’intéresser à l’affaire, j’insiste, remonte dans la hiérarchie de l’Église, j’alerte les autorités en vain. Certains de ces jeunes ont l’âge de mes enfants. Terrifié par le comportement indigne des autorités face au désœuvrement de cette jeunesse, je décide de retourner à la maison familiale de Faa’a pour prendre soin de mes enfants.

Quelques années après, le petit atoll de Fa’aite reçoit la visite des deux folles prédicatrices. Les séances d’endoctrinement sont les mêmes qu’à Papara. Peu après le départ des deux femmes, le 2 septembre 1987, la folie saisit l’atoll. Le village entre en hystérie ; on s’attelle à brûler certaines personnes, pour un regard, un geste, un signe du diable. La Polynésie restera marquée par l’affaire des « Bûchers de Fa’aite ».