HUMANITAIRE ET TRAHISONS

« Regard sur mon Art »

À près de quarante ans, mon vécu singulier m’aide à franchir l’âge de l’épreuve ou du châtiment. Libre de la camisole des bons usages ou des convenances apeurées, les dysfonctionnements du système social et politique de la Polynésie me sont difficilement acceptables. Pourtant, le jour du décès d’Andy Warhol, et au cours d’une conversation sur l’art avec un franc-maçon de la grande loge nationale française, je reçois la proposition d’être introduit à la spiritualité maçonnique. Je deviens franc-maçon le 5 mai 1987, et j’admettrai rapidement mon regret d’avoir donné ma confiance à cet ami. Car, intuitivement je savais que j’allais en recevoir plein la gueule de la part d’une société initiatique qui cultive en Polynésie des secrets affairistes et politiques contraires à l’idéal maçonnique. À ce jour, il m’est impossible de donner une explication intelligente sur ma stupidité d’avoir rejoint une loge où l’imposture de ses responsables n’affiche de maçonnique que le nom. Après un combat d’une dizaine années pour la moralité maçonnique régulière, j’ai présenté ma démission au Grand Maître de l’obédience en 1998.

 

Lorsque je réfléchis ou participe aux projets d’autrui, les intérêts financiers me sont secondaires. En 1988, la grande affaire de la vie de Christian G est la peinture, ce jeune artiste d’un quart de siècle me demande de l’éclairer et aider à approfondir sa connaissance et sa technique picturale. Son travail papillonne avec un cubisme non compris. Je décide d’appliquer à sa demande un traitement de choc.


            Conscient qu’il m’entendra d’une oreille distraite, je lui explique que la majorité des peintres sont des médiocres. Cézanne l’avait compris et interdisait l’accès de son atelier lorsque Gauguin traînait dans les parages. Braque est le créateur du cubisme et, Picasso, avec ses « Demoiselles d’Avignon » a pensé, lorsqu’il a rencontré l’art africain, avoir trouvé une issue de secours au cubisme. Certes, ce faux raisonnement de Pablo l’a aidé dans sa fuite contre son académisme naturel, cependant sa rencontre spirituelle avec l’art primitif a échoué. En cette fin de siècle, la survie de l’authentique en art primitif se trouve aujourd’hui en Papouasie–Nouvelle-Guinée. Dans ce pays, ce sont les habitants de la région du Sepik qui me fascinent, particulièrement les Mundugumors. Les mères élèvent leur fils dans la haine du père pour qu’ils deviennent socialement des fous sanguinaires. Les pères élèvent les filles dans la haine de leur mère et doivent assurer la descendance de la famille. Cette société primitive de Mundugumor est perverse et anthropophage. C’est un peuple qui caricature bien le système sociopolitique familial et paranoïaque de la Polynésie française dégénérée du moment. Malgré le pittoresque et l’exagération de mes raccourcis, mon discours est fondé et documenté. J’ai effectué un rapprochement entre le livre de Margaret Mead, « une éducation en Nouvelle-Guinée », avec les cruautés inhumaines de « Tahiti aux temps anciens » de Teuira Henry, et mon vécu en Polynésie nucléaire.


             Les Mundugumors jouaient de la flûte nasale ! La flûte, c’est l’instrument de musique premier du primitif. La flûte répond au souffle du divin, c’est l’instrument sacré qui sert à exprimer son âme et son aspiration vers quelques inspirations immatérielles. C’est ainsi qu’en quelques jours, nous avons créé avec Christian G. l’atelier du Sepik qui pastichera verbalement avec humour et provocation la vitalité hostile et guerrière des Mundugumors envers la société des autres hommes. Chacun doit travailler à son œuvre en toute liberté d’héritage ou de conventions.


            C’est à l’entrée du quartier administratif de Papeete que les parents de Christian G gèrent le café restaurant Le Manava. Il existe au premier étage de cet immeuble une pièce inoccupée dont une grande baie vitrée filtre la lumière en contre-jour, cette luminosité est idéale. Nous installons nos chevalets et proclamons ce lieu : « Atelier du Sepik, interdit aux faux culs ». Sur le même palier que l’atelier se trouvent deux cabinets d’avocats.

En 1988, le Manava est un café restaurant rappelant l’ambiance d’une sous-préfecture métropolitaine. Rapidement, j’installe ma place d’observateur sur un des coins de la terrasse qui longe le trottoir d’un carrefour de l’avenue Bruat. Autour de ce carrefour, en moins de deux cents pas, sont regroupés, le Palais de Justice, la Police, le Haut-Commissariat, le Palais présidentiel, tous les ministères et plusieurs services administratifs du territoire et de l’État. Je regarde cette faune de fonctionnaires, hommes de loi, experts, ministres, espions, policiers, journalistes, sans préjugé particulier.


Mes journées sont régulières. Vers cinq heures du matin, je commence la tournée des pâtisseries de la ville. À la pâtisserie Hilaire, je salue des « gens qui savent » et recueille les dernières informations et confidences sur les affaires en cours. À la pâtisserie La Marquisienne, c’est le plein de faits divers ; l’endroit a sa réputation de bourse aux ragots sur les querelles de voisinage et des violences conjugales. Au café du Vaïma, je rencontre les « demi » polynésiens, nantis de l’époque, et certains vieux Tahitiens qui détiennent toujours une information ou une anecdote à me faire partager. À sept heures du matin, j’arrive au café Le Manava et, après un café au lait je vais peindre à l’Atelier du Sepik.


Une idée datant de mon adolescence pour créer un alphabet réinvestit mon esprit. Ce nouvel espace en gestation se matérialise par la création d’un néologisme : l’Analphabet. C’est une déclaration graphique contre les imbéciles de l’orthographe. La forme des traits de chaque signe symbolise une des lettres majuscules et minuscules de l’alphabet latin. J’ai terminé cet Analphabet en créant une fonte typographique (voir « Regard sur mon Art »). L’extraction de chaque lettre originale de mon cortex m’a demandé une énorme intensité intellectuelle et de persévérance. Mon Analphabet est la reconstruction des fondements revendiqués d’un graffitisme fondateur de mon art. Trois années seront consacrées à la création des soixante-cinq icônes qui seront déposées à L’INPI.


Un Polynésien finit par pousser la porte de l’Atelier du Sepik, c’est le collaborateur du cabinet d’avocats situé à côté de l’atelier. Je le croise souvent à la terrasse du café « Le Manava ». Il s’intéresse à l’art, et il traîne une très mauvaise réputation d’indépendantiste. Nous engageons une longue discussion sur la culture avec des explications politico-philosophiques sur la Polynésie, et nous finissons par tisser des liens d’amitié. Après mes violentes épreuves parmi les francs-maçons, mes relations avec des indépendantistes polynésiens me désignent définitivement, dans l’esprit du pouvoir polynésien et des partis politiques, comme un représentant dangereux de la contestation qu’il faut absolument neutraliser.

En été 1990, suite à de graves troubles sociaux, je propose à mon ami juriste de créer avec d’autres citoyens de la société civile, la Ligue des droits de l’Homme de Polynésie. Le premier président sera donc l’avocat polynésien Stanley C et je serai nommé secrétaire général. Au début des années 2000 et après les trahisons de son président en titre, cette association humanitaire deviendra la Ligue polynésienne des droits humains. Pour laisser la ligue hors de portée des intrigues des partis politiques, j’en deviens le président. En 2005, après avoir écrit un rapport, « Halte aux mépris » (qui est toujours d’actualité en 2018), ma mission accomplie, j’ai démissionné de cette association humanitaire. Cependant, il est important de savoir que malgré les intrigues de certains cadres, la Ligue est restée totalement autonome des partis politiques. Et, contrairement à une rumeur persistante envers ma personne, jamais je ne fus payé ou salarié par cette dernière. Par contre, elle m’a coûté une fortune, car aucune subvention de l’État ou des gouvernements de la Polynésie, et des élus nationaux (députés, sénateurs) ne lui est parvenue.


Parmi les très nombreuses batailles de cette association, retenons un combat qui éclaire le mieux ma démarche artistique. Le centre pénitentiaire de Tahiti-Nu’utania, depuis le statut d’autonomie interne du territoire en 1984, relevait de la compétence de la Polynésie. Ce lieu d’enfermement est fatalement un outil du pouvoir de la classe dirigeante polynésienne. Au début des années 1990, un prisonnier de cet établissement pénitentiaire s’est enfui sur le toit pour échapper au harcèlement des gardiens. Nous savons qu’un homme fut tué, et les autorités ont envisagé une émeute possible dans les heures qui suivraient. En réalité, cette prison mortifère, régie par des clans qui s’affrontent ou qui pactisent souffre de l’absence de l’autorité de l’État. La Ligue des droits de l’Homme de Polynésie sait que les désignations sacrificielles surgissent à chaque fois que l’État est en fuite ou résigné à l’abandon de son droit régalien. Les magistrats de Papeete sont tellement convaincus du bien-fondé de l’action humanitaire de la Ligue, qu’ils délivrent une autorisation officielle à deux membres de cette association pour qu’ils enquêtent sur la révolte qui sévit à Nu’utania. Pendant une semaine le président et moi, nous enquêtons de nombreuses heures par jour, dans des conditions de confinement paranoïaque, dans ce lieu d’enfermement accablé par la haine de certains et l’incompréhension des autres. Les magistrats entendent nos conclusions avec lesquelles ils sont d’accord. La France retire au territoire de la Polynésie sa compétence sur les établissements pénitentiaires du pays, et la paix est rétablie aussitôt dans la geôle en détresse.


Inconsciemment ce périple carcéral me renvoie aux frayeurs éprouvées, bébé, lorsque ma mère m’abandonne dans mon berceau. Mon corps récupère difficilement de l’intensité de la lutte de ce combat humanitaire. Mentalement, l’idée d’un grand tableau germe dans mon esprit : comment exprimer la douleur de l’exclusion et l’impuissance de l’humanité. Je referme pour un temps le carnet de l’Analphabet. Le thème et le titre de mon tableau seront « Nu’utania » (la prison de Tahiti). Le dessin et les couleurs de ce grand tableau refusent en un premier temps de se manifester clairement à mon esprit. Il me faut des mois pour construire la structure de « Nu’utania ». Le premier élément implanté sur la toile est ma vision des barreaux du berceau, lorsque les adultes se sont enfuis en me laissant seul avec ma terreur, devant la lune. Les hurlements qui ont convergé dans le dépotoir acoustique de la prison s’affichent comme s’ils sortaient en violence muette du visage de vieux enfants effarés. Dans cette œuvre aucune lune n’apparaît, mais un oiseau ; un oiseau, cela vole entre les barreaux. Dans l’architecture de l’œuvre, aucun angle aigu, les formes s’épousent, l’inhumanité refuse de s’exhiber, mais est terriblement ressentie. Les hommes sont enfermés, entassés et décharnés, leurs visages-squelettes, tels des âmes perdues… Mon tableau symbolise l’exil aux enfers d’une humanité déracinée sur sa propre terre, avec le droit de vivre dans l’interdiction d’exister. Malheureusement, mon œuvre « Nu’utania » reste inachevée, car elle ne m’a jamais été rendue du lieu où elle se construisait, et qui se trouve être le domicile de celui qui m’a trahi pour des stupidités d’ego.

En 1993, j’éprouve le besoin de me reposer loin des trahisons de mon entourage de Tahiti. Mes combats humanitaires ont puisé dans mes réserves de santé, mon physique est en état de siège. J’achète en Nouvelle-Zélande un petit appartement. À Auckland, je peux me promener de la Cathédrale Saint-Patrick à l’université ou au Musée de l’Homme, sans me trouver agressé par la teneur des discours du quotidien. J’ai transformé mon logement néo-zélandais en atelier de peinture et d’écriture. À quarante-sept ans, j’éprouve le besoin d’affirmer par écrit les fondements de mon processus de création. J’établis avec une réfugiée juive de la guerre de 1939-1945 une amitié intellectuelle. Cette dame de quatre-vingt-trois ans a enseigné le français à l’université d’Auckland, elle est spécialiste d’Albert Camus, et se prénomme Jacqueline, cette dernière reste fascinée par mes poèmes. L’ébauche de mon livre « Regard sur mon Art » la séduit. Elle traduit en anglais mes poèmes pour les étudiants de l’université. Je dois à cette femme ma volonté d’insister dans mon écriture en sachant contourner mes fautes d’orthographe sans complexe.


Mes productions de l’atelier de Brighton Road sont d’une certaine gravité. Pour la première fois, je photographie mes étapes de création. Par exemple, l’autoportrait « le Linceul » porte en quatre étapes mon état de santé physique. Je continue de travailler l’écriture de « Regard sur mon Art » qui est mon testament du moment. 


Les effets de la terrible trahison d’une amitié de plus de vingt ans m’obligent à rentrer en urgence pour Tahiti. À mon arrivée, je suis hospitalisé pour soigner mon cœur. Pendant cette hospitalisation j’attrape une septicémie par un germe nosocomial.